Article paru dans le journal « l’Ariège Pittoresque » du jeudi 30 Octobre 1913. (qui nous raconte un peu de la vie du curé Nigoul de Gourbit dans les années 1826-1875).
Cet article écrit par le neveu de l’abbé Nigoul, qui monta à Gourbit pour récupérer les restes de son oncle originaire de Rabat et ancien curé de notre village de Gourbit de 1838 à fin 1860.
J’avais promis à tante Pierrette de réunir les restes épars de la famille à la place de tout temps réservée au cimetière, au pilier de la vieille église gothique de Rabat, qui soutient, du côté du midi, la chapelle Saint- Eloi.
- Tu trouveras ton père, m’avait-elle dit, sur le nouveau chemin tracé dans le cimetière agrandi ; on dut l’enterrer là, à la suite du trouble jeté dans les sépultures par le choléra.
- — Quand à ton oncle l’abbé, ils ne voulurent pas, malgré mes supplications, me le laisser emporter ; mais je compte sur toi.
Depuis, elle s’en était allée à son tour, avec le regret de voir que les délais pour ces sortes d’exhumations n’étaient pas expirés. Mais elle avait ma parole ; elle savait qu’elle serait tenue.
- Mon brave Pierron, ce sera pour demain, à l’aube ; et, comme l’aube vient vite à cette saison, nous partirons vers une heure, n’est-ce pas ?
- Bien, Monsieur.
Pierron était notre métayer. Il avait succédé à son vieux père Jean, le chef d’une nombreuse famille de cultivateur qui nous servait depuis de longues années avec un dévouement affectueux que nous trouvons encore tout entier en lui et chez ses enfants.
C’était une de ces splendides nuits de septembre, avec une lune ronde, claire, vive, presque transparente, qui flottait sur la Guarrigue dans un ciel argenté, cloué d’étoiles. Nous avions traversé le pont, la rivière écumante, pris à droite le chemin de Gourbit. La charrette montait doucement, traînée par les deux plus belles vaches de la grange. Mon frère et Pierrou allaient devant, causant, devisant, cherchant sans doute à distraire leur pensée. Moi, je m’abîmais dans les souvenirs, dans les images qui m’obsédaient depuis la veille et qui m’avaient tenu éveillé toute la nuit. Je retrouvais mon oncle tel que je l’avais connu, avec son visage reposé, qu’encadraient ses cheveux gris, bouclés et soyeux, avec son œil gris, un peu petit, très vif derrière ses lunettes claires, avec sa bouche aux lèvres gonflées par la bonté, avec sa stature droite, avec sa canne- une épine coupée par lui dans la haie de quelque chemin – qui semblait soudée à sa main courte et grasse (la main des Nigoul, celle de mon père, celle qui trace ces lignes) , avec son tricorne et sa soutane blanche au frottement des choses du village et des champs, avec son pantalon noir tombant sur ses souliers, qu’il s’était toujours refusé à échangé contre la culotte courte, disant qu’il n’était pas séant qu’un prêtre montrât son mollet. Je le voyais ensuite dans quelques uns des événements graves qui avaient marqué sa vie. C’était d’abord, en 1848, des scènes révolutionnaires sous l’impulsion de deux ou trois familles violentes du village pour qui le mot République était synonyme de vengeance, de désordre et de déprédation ; c’était le presbytère menacé d’invasion et de pillage ; c’étaient deux registres dressés, un dimanche, sur la place publique, l’un pour les signatures de ceux qui ne voulaient plus de curé, l’autre pour ceux qui désiraient le conserver ; c’était enfin une rixe survenant entre des partisans contraires, la table volant en éclats, les registres déchirés, foulés aux pieds, le sang répandu. Une de ces scènes, en un mot, qui déconsidèrent promptement cette révolution de 1848, si belle, si humanitaire, si généreuse, si magnanime, si fraternelle à son avènement, et la poussèrent sur la pente sanglante où elle devait sombrer, comme sombre tout ce qui glisse dans le sang.
Mon oncle avait traversé la tempête avec une tranquillité sereine, sans s’émouvoir. Que lui importait la politique ? Il ne s’y était jamais mêlé, il ne la connaissait pas. Il ne connaissait que ses devoirs d’hommes et de prêtre, faits de charité, de justice, de droiture, d’obéissance au pouvoir établi. Se plonger dans la nature, dans les travaux des champs, remuer la terre, briser à coups de mine les rochers, défricher le sol aride, créer des prairies, élever des murs, bâtir des granges, tel était son plaisir, l’objet de » ses préoccupations. J’allais oublier sa passion pour l’enseignement des enfants que, pendant la saison d’hiver, quelques familles lui confiaient. Pendant trente ans et plus, Gourbit n’eut pas d’autre maître d’école que mon oncle. C’était une de mes joies, durant mes vacances de collégien, d’assister, le soir, dans la cuisine du presbytère, sous le manteau de la cheminée à la lueur du caleil, à la récitation de la leçon et à la correction des devoirs. Parfois quelques calottes, échappées à sa main, appuyaient la correction. J’intervenais alors, disant :
- Mon oncle, vous devriez bien nous tracer une de ces majuscules que vous faites si bien.
- Tu trouves ?
- Certainement, mon oncle.
- Tu me flattes ?
- Vous savez bien que non.
- Alors puisque tu le veux !
Et, ses lunettes remontées sur le front, son tricorne relevé au haut de la tête, un sourire satisfait sur les lèvres, il traçait d’une main sûre, d’un tour gracieux, mieux que ne l’eût fait un compas, la lettre demandée. Et sa main allait, ferme, alerte, délibérée, comme le pinceau de l’&artiste ; et les lettres succédaient aux lettres dans un superbe alignement. Sa belle écriture, son style épistolaire étaient renommés dans la vallée. J’ai de lui de nombreuses lettres, reçues dans mes jeunes et libres années, que je conserve religieusement. Toutes sont des modèles du bien écrire, du bien parler, avec un très suave parfum de sagesse et de sentiment. Toutes reflètent une philosophie douce, une bonté tendre, une pénétrante affection.
Homme il aimait l’humilité ; prêtre, il était l’homme de la règle et de la foi ; une foi vive et calme, ferme, solide, naturelle, ce qu’on est convenu d’appeler la vieille foi de nos pères, claire et lumineuse, simple, sincère, tombant dans l’âme comme la lumière du ciel ; point tapageuse, étrangère à tout fanatique, à toute superstition, à toute idolâtrie.
Pour rien au monde il n’eût transgressé la moindre des prescriptions de son sacerdoce. En veut-on un exemple ?
Un jour, un dimanche, à la première messe, il oublia de se réserver pour le vin des ablutions. On sait, ceux qui, comme moi, parvenu à la Communion, boit le vin qu’il a consacré, lequel, par la « transsubstantiation », est devenu le sang du Christ et n’est plus, par conséquence, du vin théologique. Il en résulte que le prêtre reste à jeun après avoir communié sous la double « espèce du pain et du vin », changés au corps et au sang du seigneur. Mais, à cet instant, il doit mettre en réserve, dans un vase ad hoc, le vin et l’eau versés dans le calice pour les ablutions, et qu’il consommera après la Communion de la dernière messe. Ce jour-là, par distraction bien surprenante chez mon oncle, il manqua à cette prescription : il ne réserva pas les ablutions, il les but. Il s’aperçut bientôt de son oubli, et se tournant vers les assistants, il leur confessa sa faute, leur en demandant pardon et pria ceux qui se proposaient d’assister à la seconde messe d’aller l’entendre à Rabat. C’est ainsi que, sur les neuf heures, on vit une longue procession d’hommes, de femmes et d’enfants descendre le chemin de Gourbit et, l’instant d’après, remplir l’église de Rabat.
Mais nous voici parvenus à Gourbit. Quelques amis de la famille, les vieux fidèles de mon oncle , Galy, dit L’Augustin, ses enfants, le cadet du Caussoul, le plus ancien, le plus fidèle, d’autres encore, nous attendent à l’entrée du village. Tout est prêt au cimetière ; nous nous y rendons.
Comment allais-je retrouver mon oncle ? Qu’aurait fait de lui la mort ? Elle nous avait surpris, ici à Paris, en pleine fête de mon mariage, célébré quelques jours auparavant. Ma mère, qui voyait pour la première fois la capitale, était heureuse ; nous étions tout joie. Nous allions partir pour l’Ariège. Il nous attendait. Nous devions même célébrer là-haut, toute la famille réunie, une grande fête, le cinquantenaire de sa prêtrise, ses noces d’or. Le télégraphe nous apprit qu’il était très malade, puis l’instant d’après, qu’il n’était plus. Nous partîmes aussitôt. Quand nous arrivâmes, tout était fini ; l’enterrement avait eut lieu. Malgré les supplications de tante Pierrette, malgré ses larmes, la population avait voulu garder au milieu d’elle son vieux ciré. C’est que c’est braves gens l’avaient toujours considéré comme un protecteur infaillible contre certains fléaux. Jamais, pendant les cinquante ans de sa prêtrise, ils n’avaient été victimes notamment des terribles orages qui ravageaient et souvent les autres vallées. Quand le tonnerre grondait avec ce fracas qui fait croire par moment que la montagne va s’écrouler et tout engloutir, quand la foudre éclatait sous les éclairs éblouissants, quand le nuage chargé de grêle, dans le ciel livide s’avançait, il suffisait à leur curé de se montrer dans son surplis, sur le seuil de l’église, et de dire une prière, un mot, de jeter vers les nues l’eau bénite, pour que le danger fût conjuré, pour que la méchante nuée , arrêtée brusquement, reculât ou se dissipât, anéantie. Mort, il semblait à ces âmes naïves et crédules que ses restes protégeaient encore le village. Voilà pourquoi, peut-être, ils avaient obstinément revendiqué la possession de son corps. Et voilà aussi pourquoi nous avions été sollicités par les autorités de procéder à l’exhumation dans le milieu de la nuit, pendant que le village dormait.
Quand nous eûmes gravi la petite côte qui, de la rue principale, conduit au nouveau cimetière – un vilain cimetière, soit dit en passant, car il ressemble à un champ ordinaire au milieu des champs. – l’autre, le vieux cimetière autour de l’église, ayant été abandonné… Moi, je ne comprends, pour nos villages surtout, qu’on délaisse ainsi ce cimetière, ceinture de verdure et de croix entourant l’église, la serrant, la pressant dans une étreinte constante qui ressemble à une prière, à une évocation, à une communion des morts, reprenant leur âme, recouvrant leur vie. Il me semble que les trépassés se lèvent dans la nuit, sur leurs tombes, à genoux, les mains jointes, pour regarder l’église, pour écouter la voix mystérieuse du sanctuaire, pour prier.
Quand nous eûmes gravi la petite côte, quand nous arrivâmes sur la fosse, l’aube, sur la percée vers Surba et Tarascon, ouvrait son éventail d’opale dans la voûte du ciel, chassant la lune qui s’effaçait, sur les hauteurs sidérales du Pioülou. Sous son reste de lueur, les choses du cimetière sortaient des ténèbres, apparaissaient dans leur forme encore imprécise : les croix, les tertres, les touffes d’herbe » noire, piquées çà et là de hautes mauves qui semblaient se réveiller, et entrouvraient leurs pétales pour aspirer la lumière matinale, pour boire la rosée.
Dans la fosse, la terre retirée laissait voir la bière. Deux hommes n’attendaient que notre présence pour la monter. Un grincement de corde se fit entendre, et la bière apparut sur le boer, et le couvercle fut soulevé.
Dans quel état allais-je trouver mon oncle ? Qu’avait fait de son corps la nature dévorante, ce vers de terre, ce travailleur infatigable des ténèbres, cet agent muet et aveugle de la destruction ?